Energie et équité (Illich, 1973)
Paru dans Le Monde en 1973, ce long article d’Ivan Illich
sur l’adaptation de nos sociétés à l’automobile met l’accent sur les inégalités
que cela suscite. Le plus simple serait de vous dire de le lire car bien que
fortement imprégné de la phraséologie un peu lourde à digérer de l’époque, ce
texte est incroyablement moderne. Il aborde des thèmes actuels et surtout fait
une grande part à cette belle invention qu’est la bicyclette ; une machine
énergiquement optimale et socialement équitable. Si vous ne devez lire qu’un
chapitre (mais cela serait dommage), alors lisez le chapitre 8 intitulé “Les
degrés de la mobilité”
Né à Vienne en 1926 et disparu le 2 décembre 2002, Ivan Illitch est
justement considéré comme l’un des penseurs les plus importants et les
plus prophétiques de la seconde moitié du XXe siècle. "Vélorutionnaire", Ivan Illich est le père du mouvement "cyclo-écologiste".
Chapitre VIII : Les degrés de la mobilité
Le roulement à billes a été inventé il y a un siècle. Grâce
à lui le coefficient de frottement est devenu mille fois plus faible. En
ajustant convenablement un roulement à billes entre deux meules néolithiques,
un Indien peut moudre à présent autant de grain en une journée que ses ancêtres
en une semaine. Le roulement à billes a aussi rendu possible l’invention de la
bicyclette, c’est-à-dire l’utilisation de la roue, — la dernière, sans doute,
des grandes inventions néolithiques —, au service de la mobilité obtenue par la
force musculaire humaine. Le roulement à billes est ici le symbole d’une
rupture définitive avec la tradition et des directions opposées que peut
prendre le développement. L’homme peut se déplacer sans l’aide d’aucun outil.
Pour transporter chaque gramme de son corps sur un kilomètre en dix minutes, il
dépense 0,75 calorie. Il forme une machine thermodynamique plus rentable que
n’importe quel véhicule à moteur et plus efficace que la plupart des animaux.
Proportionnellement à son poids, quand il se déplace, il produit plus de
travail que le rat ou le bœuf, et moins que le cheval ou l’esturgeon. Avec ce
rendement, il a peuplé la terre et fait son histoire. A ce même niveau, les
sociétés agraires consacrent moins de 5 % et les nomades moins de 8 % de leur
budget-temps à circuler hors des habitations ou des campements.
A bicyclette, l’homme va de trois à quatre fois plus vite
qu’à pied, tout en dépensant cinq fois moins d’énergie. En terrain plat, il lui
suffit alors de dépenser 0,15 calorie pour transporter un gramme de son corps
sur un kilomètre. La bicyclette est un outil parfait qui permet à l’homme
d’utiliser au mieux son énergie métabolique pour se mouvoir : ainsi outillé,
l’homme dépasse le rendement de toutes les machines et celui de tous les
animaux.
Si l’on ajoute à l’invention du roulement à billes celles de
la roue à rayons et du pneu, cette conjonction a pour l’histoire du transport
plus d’importance que tous les autres événements, à l’exception de trois
d’entre eux. D’abord, à l’aube de la civilisation, l’invention de la roue
transféra les fardeaux des épaules des hommes à la brouette. Puis au Moyen
Age, en Europe, les inventions du bridon, du collier d’épaules et du fer à
cheval multiplièrent par cinq le rendement thermodynamique du cheval et
transformèrent l’économie en permettant de fréquents labourages et la rotation
des assolements. De plus, elles mirent à la portée des paysans des champs
éloignés : ainsi on vit la population rurale passer de hameaux de six familles
à des villages de cent feux, groupés autour de l’église, du marché, de la
prison et, plus tard, de l’école. Cela rendit possible la mise en culture de
terres situées plus au nord et déplaça le centre du pouvoir vers des régions
plus froides. Enfin, la construction par les Portugais au XVe siècle des
premiers vaisseaux de haute mer posa, sous 1’égide du capitalisme européen
naissant, les fondements d’une économie de marché mondiale et de l’impérialisme
moderne.
L’invention du roulement à billes marqua une quatrième
révolution. Elle permit de choisir entre plus de liberté et d’équité d’une part
et une vitesse et une exploitation accrues d’autre part. Le roulement à billes
est un élément fondamental dans deux formes de déplacement, respectivement
symbolisées par le vélo et par l’automobile. Le vélo élève la mobilité autogène
de l’homme jusqu’à un nouveau degré, au-delà duquel il n’y a plus en théorie de
progrès possible. A l’opposé, la cabine individuelle accélérée a rendu les
sociétés capables de s’engager dans un rituel de la vitesse qui progressivement
les paralyse.
Que s’établisse un monopole d’emploi rituel d’un outil
potentiellement utile n’est pas un phénomène nouveau. Il y a des millénaires,
la roue déchargea le porteur esclave de son fardeau, mais seulement dans les
pays d’Eurasie. Au Mexique, bien que très connue, la roue ne fut jamais
utilisée pour le transport, mais exclusivement pour fabriquer de petites
voitures destinées à des dieux en miniature. Que la charrette ait été un objet
tabou dans l’Amérique d’avant Cortès ne doit pas nous étonner davantage que le
fait que le vélo soit tabou dans la circulation moderne.
Il n’est absolument pas nécessaire que l’invention du
roulement à billes serve, à l’avenir, à augmenter encore la consommation
d’énergie et engendre ainsi le manque de temps, le gaspillage de l’espace et
des privilèges de classe. Si le nouveau degré de mobilité autogène offert par
le vélo était protégé de la dévaluation, de la paralysie et des risques
corporels pour le cycliste, alors il serait possible de garantir à tout le
monde une mobilité optimale et d’en finir avec un système qui privilégie les
uns et exploite les autres au maximum. On pourrait contrôler les formes d’urbanisation,
si la structuration de l’espace était liée à l’aptitude des hommes à s’y
déplacer. Limiter absolument la vitesse, c’est retenir la forme la plus
décisive d’aménagement et d’organisation de l’espace. Selon qu’on l’utilise
dans une technique vaine ou profitable, le roulement à billes change de valeur.
Un vélo n’est pas seulement un outil thermodynamique
efficace, il ne coûte pas cher. Malgré son très bas salaire, un Chinois
consacre moins d’heures de travail à l’achat d’une bicyclette qui durera longtemps
qu’un Américain à l’achat d’une voiture bientôt hors d’usage. Les aménagements
publics nécessaires pour les bicyclettes sont comparativement moins chers que
la réalisation d’une infrastructure adaptée à des véhicules rapides. Pour les
vélos, il ne faut de routes goudronnées que dans les zones de circulation
dense, et les gens qui vivent loin d’une telle route ne sont pas isolés, comme
ils le seraient s’ils dépendaient de trains ou de voitures. La bicyclette
élargit le rayon d’action personnel sans interdire de passer où l’on ne peut
rouler : il suffit alors de pousser son vélo.
Le vélo nécessite une moindre place. Là où se gare une seule
voiture, on peut ranger dix-huit vélos, et l’espace qu’il faut pour faire
passer une voiture livre a passage à trente vélos. Pour faire franchir un pont
à 40 000 personnes en une heure, il faut deux voies d’une certaine largeur si
l’on utilise des trains, quatre si l’on utilise des autobus, douze pour des
voitures, et une seule si tous traversent à bicyclette. Le vélo est le seul
véhicule qui conduise l’homme de porte à porte, à n’importe quelle heure, et
par l’itinéraire de son choix. Le cycliste peut atteindre de nouveaux endroits
sans que son vélo désorganise un espace qui pourrait mieux servir à la vie.
La bicyclette permet de se déplacer plus vite, sans pour
autant consommer des quantités élevées d’un espace, d’un temps ou d’une énergie
devenus également rares. Chaque kilomètre de trajet est parcouru plus
rapidement, et la distance totale franchie annuellement est aussi plus élevée.
Avec un vélo, l’homme peut partager les bienfaits d’une conquête technique,
sans prétendre régenter les horaires, l’espace, ou l’énergie d’autrui. Un
cycliste est maître de sa propre mobilité sans empiéter sur celle des autres.
Ce nouvel outil ne crée que des besoins qu’il peut satisfaire, au lieu que
chaque accroissement de l’accélération produit par des véhicules à moteur crée
de nouvelles exigences de temps et d’espace.
Le roulement à billes et les pneus permettent à l’homme
d’instaurer un nouveau rapport entre son temps de vie et son espace de vie,
entre son propre territoire et le rythme de son être, sans usurper
l’espace-temps et le rythme biologique d’autrui. Ces avantages d’un mode de
déplacement moderne, fondé sur la force individuelle, sont évidents, pourtant
en général on les ignore. On ne se sert du roulement à billes que pour produire
des machines plus puissantes ; on avance toujours l’idée qu’un moyen de
transport est d’autant meilleur qu’il roule plus vite, mais on se dispense de
la prouver. La raison en est que si l’on cherchait à démontrer la chose, on
découvrirait qu’il n’en est rien aujourd’hui. La proposition contraire est, en
vérité, facile à établir : à présent, on accepte son contenu avec réticence,
demain elle deviendra évidente.
Un combat acharné entre vélos et moteurs vient à peine de
s’achever. Au Vietnam, une armée sur-industrialisée n’a pu défaire un petit
peuple qui se déplaçait à la vitesse de ses bicyclettes. La leçon est claire. Des
armées dotées d’un gros potentiel d’énergie peuvent supprimer des hommes — à la
fois ceux qu’elles défendent et ceux qu’elles combattent —, mais elles ne
peuvent pas grand-chose contre un peuple qui se défend lui-même. Il reste à
savoir si les Vietnamiens utiliseront dans une économie de paix ce que leur a
appris la guerre et s’ils sont prêts à garder les valeurs mêmes qui leur ont
permis de vaincre. Il est à craindre qu’au nom du développement industriel et
de la consommation croissante d’énergie, les Vietnamiens ne s’infligent à
eux-mêmes une défaite en brisant de leurs mains ce système équitable, rationnel
et autonome, imposé par les bombardiers américains à mesure qu’ils les
privaient d’essence, de moteurs et de routes.
Extraits de "Energie et équité", Ivan Illich, 1973
(Il a ensuite fait l’objet d’éditions augmentées en anglais et allemand)